Brouillard sur le smog. Décembre 1951 : le Paris d’avant la création d’un réseau de mesure de la qualité de l’air – R. Briday

Plusieurs sources font du brouillard francilien des 10 au 22 décembre 1951 un moment important de l’histoire politique de la qualité de l’air à Paris et en France. Pourtant, en décembre 1951 et au cours des années qui suivirent, le brouillard fut décrit comme un simple événement météorologique, gênant car il immobilisait les avions au sol et augmentait la fréquence des accidents de la route, mais sans lien avec les pollutions anthropiques. Ce billet explore la possibilité de nommer « smog » un brouillard hivernal au début de la décennie 1950. Ce faisant, il décrit les prémices d’une grande mutation du rapport des Parisiens à leur air (et leur ciel), qui consistera à délaisser largement la peur de l’épidémie microbienne et virale pour une autre, celle des gaz et particules non-infectieux issus des cheminées et des pots d’échappement, et à appréhender leur air de plus en plus par le truchement des expertises des scientifiques.

Les importants brouillards observés à Paris entre le 10 et 22 décembre 1951 avaient nécessairement deux composantes. La première était naturelle : du fait de la présence d’un anticyclone (correspondant à de hautes pressions atmosphériques, comprises entre 1020 et 1025 hPa), d’importants brouillards furent observés en décembre 1951 (et en janvier 1952) dans toute la partie nord de la France (et de l’Europe). La seconde était anthropique : les émissions de particules et de gaz issues principalement des combustions fossiles. En raison précisément du caractère extrême du phénomène météorologique naturel, qui se manifestait par une très forte inversion de température dans la basse atmosphère (un phénomène anormal d’augmentation de la température lorsqu’on s’élève dans les basses couches de l’atmosphère), des particules délétères se sont vraisemblablement retrouvées emprisonnées en quantité importante dans les basses couches de l’atmosphère.

L’historienne de l’environnement Laurence Lestel fait de « l’épisode du 10 au 22 décembre 1951 » un élément de la « prise de conscience » de la dangerosité des pollutions de l’air dans la France d’après-guerre. Elle écrit :

« Les brouillards mortels de la Meuse (décembre 1930) puis de Donora, Pennsylvanie (octobre 1948) et de Londres (décembre 1952) conduis[ir]ent à une prise de conscience qu’il convient de réguler non seulement les fumées des installations industrielles, mais aussi les émissions de gaz que des effets météorologiques particuliers p[ouvaient] piéger de manière mortelle. Cette prise de conscience [fut] favorisée par les brouillards parisiens qui provoqu[èr]ent, eux aussi, des hausses de mortalité (épisode du 10 au 22 décembre 1951). »1

De fait, dans la littérature scientifique et extrascientifique, on trouve quelques occurrences de la double affirmation selon laquelle l’événement de brouillard parisien de 1951 aurait eu une composante anthropique et des conséquences sanitaires. Or, elle est sujette à caution. Elle est, en outre, tardive. Dans le large panel d’archives de presse et d’archives scientifiques des années 1950 que nous avons consultées (revues et littérature grise de laboratoires)2, nous l’avons trouvée formulée pour la première fois, sans être justifiée, dans un article de Léopold Facy, « Ingénieur en Chef à la Météorologie nationale »3, daté de 19594. Cette situation contraste avec les spectaculaires brouillards de Donora ’48 et de Londres ’52, que des études physico-chimiques sur les polluants et d’épidémiologie ont corrélé à des émissions anthropiques et à des hausses de morbidité et mortalité quelques semaines seulement après les événements (voir infra). Dans cet article, nous montrons que ceci ne saurait s’expliquer par le seul fait que ces brouillards « anglo-saxons » aient été de plus grande ampleur que celui de Paris 1951. Si ce dernier resta longtemps dépeint comme un brouillard naturel par la presse et les scientifiques, c’est parce que les pollutions anthropiques qui le composent nécessairement (quelle qu’en soit la proportion dans le brouillard) et leurs effets sanitaires sont moins bien documentés que dans les autres cas. En France, il faut en effet attendre l’événement politique et scientifique du smog meurtrier de Londres ’52 pour voir les scientifiques des laboratoires parisiens du département de la Seine et de la Préfecture de police réaliser des mesures systématiques de polluants de l’air en divers lieux de la capitale et sa banlieue. En outre, non seulement la requalification de l’épisode de brouillards en smog a été tardive (pas avant l’article de 1959 semble-t-il, donc), expliquons-nous, mais, contrairement à ce que laisse entendre L. Lestel, elle a joué un rôle mineur dans la politisation de la pollution atmosphérique à Paris et en France… Toutefois, l’intérêt de notre étude est ailleurs : décrire les prémices d’une grande mutation du rapport des Parisiens à leur air et leur ciel, qui consistera à délaisser largement la peur de l’épidémie microbienne et virale pour une autre, celle des gaz et particules non-infectieux issus des cheminées et des pots d’échappement, et à appréhender leur air de plus en plus par le truchement des expertises des scientifiques.

Les brouillards de décembre 1951 dans la presse : un événement météorologique mineur, d’origine naturelle

Gênes dans les transports

En France, par contraste avec les glaciaux hivers de 1953-1954 et 1955-1956 (février 1956 est le mois le plus froid jamais enregistré en France depuis 1900), la météorologie de l’hiver 1951-52 n’a pas défrayé la chronique. Pourtant, le mois de décembre 1951 a été le théâtre d’intenses brouillards qui ont recouvert l’agglomération parisienne (et une partie importante de l’Europe). Les grands quotidiens français ont consacré quelques articles aux plus importants, ceux des 10-22 décembre et, surtout, ceux des 17-19 décembre. Ainsi, le 18 décembre 1951, un journaliste du Parisien libéré décrit la situation suivante :

« Le brouillard ne semble pas vouloir se dissiper bien au contraire. Les bulletins de météo les plus optimistes signaient sa persistance sur des régions intéressant plus de la moitié du pays [la moitié nord]. »

Le trafic aérien est perturbé le 17 décembre :  

« L’épais brouillard qui recouvre la région parisienne a provoqué un incident curieux, semblable à celui survenu il y a quelques jours à l’aérodrome d’Heathrow à Londres. Venant de Berlin, un appareil d’Air France s’est posé normalement à 20h15 hier [le 17 décembre] soir sur l’aéroport d’Orly, mais [… il a ensuite] err[é pendant trois heures] de piste en piste, cherchant vainement à travers la brume l’aérogare. L’avion avait été guidé jusqu’au sol par le dispositif radar dont l’utilisation au sol est inefficace. […] Le trafic aérien, qui avait pu reprendre dans le courant de l’après-midi, a dû être en raison de l’épais brouillard, de nouveau suspendu dans la soirée, sur les aérodromes de la région parisienne. »5

La situation devient particulièrement critique les 18 et 19 décembre. Au sujet de la journée du 18, un article du Parisien libéré explique que « la purée de pois [a gêné] considérablement la circulation aérienne et routière (titre de l’article) ». Il relate que de « nombreux accidents mortels [… sont] à déplorer en France » sur les routes6. Le Monde s’empare à son tour de l’épisode dans son édition du 19 décembre7.

« La nuit [du 17 au 18 décembre] à Paris fut fantasmagorique. À la circulation habituelle des véhicules qui roulaient à l’extrême ralenti dans les quartiers de la périphérie s’ajoutait un élément nouveau : l’apparition inattendue dans les ténèbres blanches des autobus de nuit qui inauguraient hier leur mise en service. Ce matin [du 18 décembre,] la situation ne s’était pas améliorée dans la capitale et en banlieue. À Orly, comme au Bourget, le service des renseignements répond aux voyageurs en instance de départ le même avis : “terrain fermé”. Sur les routes de nombreux dérapages, télescopages et carambolages sont signalés. »8

La situation du 19 décembre au matin reste préoccupante : « les aérodromes parisiens restent bloqués »9. Toutefois, en milieu de matinée, lit-on dans Le Parisien libéré du 20 décembre, les brouillards faiblissent significativement, avec pour conséquence la levée de l’interdiction d’atterrir et de décoller :

« à 12 heures pour l’aérodrome d’Orly et à 11h30 pour celui du Bourget. Les longs courriers qui s’étaient posés hier [le 18 décembre] à Nice et à Marseille ont pu regagner Paris. […] Le brouillard, qui obscurcissait toute l’Île-de-France et la capitale depuis cinq jours, a succombé hier [le 18 décembre] sous l’effet d’un léger réchauffement de l’atmosphère. »

L’article précise ensuite que :

« il n’en est pas de même dans d’autres parties de l’Europe et du monde où l’hiver fait une entrée tumultueuse [(vague de froid aux États-Unis, brouillard en Suisse et au nord de l’Italie, « paquebots malmenés sur l’Atlantique déchaîné », inondations en Palestine)] ».10

Mais, avec la disparition des bouillards en France disparaissent aussi les articles de presse français consacrés à l’événement météorologique, à partir des éditions des 21 et 22 décembre du Parisien libéré et du Monde, respectivement. Finalement, l’important brouillard sur les pistes aériennes – jusqu’à « 6 mètres de plafond et 120 mètres de visibilité horizontale »11 – aura cloué tous les avions de tourisme au sol par précaution pendant toute la journée du 18 décembre et le matin du 19 décembre, à Orly et au Bourget12. D’après le Monde du 20 décembre, le trafic est ensuite redevenu “normal sur les aéroports”13. En fait, il est resté perturbé quelques jours encore, si l’on en croit un article du même journal daté du 24 décembre (portant sur une grève à Air France), qui indique que « le trafic des passagers à partir de Paris [était] toujours gêné par le brouillard persistant [le matin du 23 décembre, obligeant] les compagnies étrangères à suspendre tous leurs services, réguliers et supplémentaires, en particulier sur la ligne Paris-Londres »14.

En définitive, la presse a décrit les brouillards de décembre 1951 comme un phénomène météorologique d’importante intensité, mais leur traitement médiatique est resté très limité. L’impact sur le trafic aérien fut le plus commenté. Toutefois, même au sujet de la journée et demie au cours de laquelle les vols commerciaux des deux grands aéroports franciliens d’alors furent annulés, la couverture de l’événement dans les principaux journaux nationaux et régionaux se borna à de courts articles et encarts. Il faut peut-être y voir le témoignage d’un moindre impact de la réduction du trafic aérien en 1951 qu’elle ne le sera avec son augmentation spectaculaire par la suite (notamment avec l’inauguration du terminal sud d’Orly en 1961 et du terminal nord de l’aérogare de Roissy en 1965). Mais le trafic aérien en Île-de-France était tout de même important, proche des 2 millions de passagers par an15. De plus, si l’événement météorologique avait été de grande ampleur, il aurait fait figure d’exemple incontournable dans l’importante littérature scientifique consacrée à la visibilité aérienne et les conditions d’atterrissage ; or ce n’est pas le cas16.

Après la réduction du trafic aérien, la deuxième conséquence du brouillard mentionnée le plus souvent dans la presse est le risque encouru par les véhicules routiers et ferroviaires. La presse cherche manifestement à dramatiser le trouble à l’ordre public induit, par le choix de formules immodérées – « nuit […] fantasmagorique », « cascade d’accidents sur la route ». Sinon, comment expliquer qu’on ne trouve nulle mention de l’événement, ni dans les procès-verbaux du Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris entre le 10 décembre 1951 et le 6 janvier 1952, ni dans les rapports du Conseil municipal de Paris de 195217 ?

Un phénomène atmosphérique jugé indépendant des émissions anthropiques

Par ailleurs, les journaux ne traitent nullement le brouillard comme un événement de pollution anthropique. Tout en le comparant à « la purée de pois londonienne »18, périphrase fréquemment utilisée à l’époque pour désigner un fog ou un smog londonien (‘pea soup’), ils le décrivent comme un brouillard naturel semblable aux autres brouillards alors observés dans tout le nord de la France et de l’Europe. Ainsi, dans Le Monde :

« Le brouillard qui s’étend sur la majeure partie de la France depuis le milieu de la nuit de dimanche à lundi ne présente rien de particulier dans ses causes. Le vent de sud-ouest faible qui avait provoqué dans la journée de dimanche un réchauffement passager de la basse atmosphère a accentué dans la nuit l’effet de contraste entre le sol humide et l’air brusquement refroidi par le rayonnement nocturne. Le caractère superficiel du phénomène ressort nettement des températures qui régnaient lundi matin à la base de la tour Eiffel : + 1 et au sommet + 10. Il n’est pas exceptionnel que le brouillard dure plus de vingt-quatre heures si le temps reste calme. La persistance de celui qui intéresse actuellement la France est, en outre, favorisée par la forte humidité du sol qu’ont entretenue les abondantes pluies d’automne. » 19

Le Parisien libéré ne présume pas non plus que le brouillard soit lié aux polluants anthropiques. Ce n’est pas non plus le cas des procès-verbaux de la Ville de Paris évidemment, puisqu’ils ne mentionnent pas l’événement. Ni le cas des spécialistes des pollutions de l’air, comme nous le verrons dans la troisième partie de ce billet

Auparavant, nous montrons que l’impact sanitaire du brouillard francilien fut questionné au moment de son occurrence dans la presse et même dans la littérature scientifique ; toutefois, ceci ne se fit pas par crainte d’un impact direct des gaz et particules sur l’organisme, mais en raison de la présence de microbes et de virus dans l’air de surface qu’aurait exacerbée le brouillard.

Une légère inquiétude sanitaire, liée non aux impacts directs des polluants gazeux et d’articulaires, mais à une présence exacerbée de microbes

La presse présente le brouillard comme une “boue atmosphérique” fortement concentrée en “germes microbiens”

Dans son article du 20 décembre 1951, un journaliste du Monde pointe le caractère potentiellement délétère du brouillard (cette « boue atmosphérique » !), lié au rôle que celui-ci jouerait dans la propagation des microbes : 

« La “boue atmosphérique” entraîne un accroissement des affections des voies respiratoires. L’air que nous respirons depuis quatre jours contient des gaz, des vapeurs, et aussi des particules solides, invisibles, état ultime de division des poussières atmosphériques. Ces dernières sont particulièrement abondantes par temps brumeux, car elles jouent, croit-on, le rôle de germes de condensation [i.e. de noyaux de condensation] dans sa formation. Avec elles se trouvent certains gaz provenant de la respiration des êtres vivants. Ces gaz entretiennent dans les gouttes d’eau qui constituent le brouillard la virulence de microbes pathogènes. D’autre part, lorsqu’ils se produisent, les échanges d’air sont peu actifs : l’air du sol ne peut plus s’élever qu’à de faibles hauteurs, et l’atmosphère que l’on respire devient confinée et malsaine. C’est cette “boue atmosphérique” qui pénètre dans les voies respiratoires, les irrite, donne cette sensation assez désagréable de “gorge qui gratte”, entraînant une pénétration plus importante des germes microbiens. »19

Nous le voyons, alors que l’article parle de « particules solides, invisibles », dont certaines (et même vraisemblablement une partie importante) sont d’origine anthropique, il ne laisse jamais entendre que les pollutions liées aux activités humaines, qui étaient pourtant nécessairement présentes dans le brouillard, pourraient avoir un impact sanitaire direct particulier. À la place, la cause d’inquiétude sanitaire concerne leur impact indirect : la profusion des « microbes pathogènes » dans « certains gaz provenant de la respiration des êtres vivants », qui se retrouveraient piégés dans les gouttes d’eau.

Si cette crainte de la profusion de microbes aériens en temps de brouillard peut surprendre le lecteur d’aujourd’hui, une telle représentation n’est pas rare à l’époque. Les archives en attestent, en particulier celles, nombreuses, promouvant la création de nouveaux espaces verts à Paris et sa banlieue20. Ainsi, dans un article intitulé « Les Parisiens avalent trop de microbes ! », Paris-journal du 27 mai 1958 rapporte qu’un « plan d’urgence, mis au point par le Préfet de la Seine et approuvé par le Conseil Municipal, pour lutter contre les dangers que fait courir une atmosphère polluée », prévoit la mise en place de 160 hectares de parcs et jardins nouveaux dans Paris.

« À première lecture, relate l’article, cette nouvelle avait étonné certains conseillers municipaux. On a d’abord besoin de logements, disaient-ils. Mais les résultats des analyses faites par le Laboratoire municipal [de la Préfecture de Police (LMP)] les ont épouvantés », avec un maximum en extérieur de « 575.000 microbes » par mètre cube d’air en moyenne sur les Grands boulevards (contre « 4 millions de microbes par m3 » dans les « grands magasins » et uniquement 50 « en forêt de Fontainebleau, à 10 mètres seulement de la route nationale »).21

Le journaliste Maurice Cazaux donne alors une tournure sensationnaliste à son article, et présente l’approche par la création d’espaces verts, qu’il qualifie de renfort à « l’armée de la chlorophylle » locale, comme l’unique solution possible à l’amélioration de la qualité de l’air (quid de la limitation des pollutions, d’une réflexion sur la densité de population, etc. ?) : 

« Pour éviter de s’acheminer vers la lente asphyxie des populations, le seul moyen est d’absorber le maximum d’oxyde de carbone et de fixer le plus grand nombre de poussières possible, grâce à des plantations de végétaux, lesquels produisent en outre de l’ozone [toujours présenté ici de manière méliorative, donc, comme c’est le cas dans le cadre des premières études sur l’ozone à la fin du XIXème siècle] et de la vapeur d’eau »22

Nous le voyons, l’article semble avoir glissé de la question des microbes à celle des méfaits et bienfaits des gaz (« oxyde de carbone », « ozone », « vapeur d’eau ») et des particules (« poussières ») atmosphériques. Mais il s’arrête là, ne détaillant pas plus. Et, de manière générale, la thématique des microbes est celle qui prédomine en matière de qualité de l’air dans la presse, dans les documents des administrations locales et dans les travaux d’urbanistes des années 1950-6023.

Pourtant, le changement de paradigme scientifique dominant d’appréhension de la qualité de l’air, d’infectieux à non-infectieux, a déjà été largement accompli

Ce n’est déjà plus le cas au début des années 1950 au sein de la petite communauté scientifique qui étudie les pollutions de l’air. Certes, comme nous l’avons vu, le LMP propose des quantifications des concentrations de microbes dans l’air ambiant. Par ailleurs, la « biométérologie appliquée aux humains », comprise comme l’étude de « l’action des facteurs météorologiques, isolés ou groupés, sur l’organisme humain », de « l’influence du temps sur l’apparition des malaises et des maladies météorotropes » et de « la climatothérapie », occupe toujours une place de choix dans la littérature24. Ensuite, une mutation propre aux études des pollutions de l’air après-guerre se produit : la réalisation d’études toxicologiques utilisant de nouvelles techniques instrumentales de laboratoire25 ; et surtout, d’une part, la réalisation d’études épidémiologiques au sujet des effets du tabagisme, qui va susciter un nombre d’études spectaculaire et, d’autre part, celle d’études épidémiologiques au moment d’événements extrêmes de smog26.

Figure 1. Tableaux devant attester de la mortalité excédentaire provoquée par les smogs de Donora en 1948 et de Londres en 1952. Source : Heimann “Air pollution”, WMO report, 1961, p. 159-220.

Mais, bien que moins marquée que par la suite, et en particulier à partir des années 199027, cette prévalence des études non-infectieuses relatives à la qualité de l’air extérieur était déjà une réalité au début des années 195028.

Dans la partie suivante, nous expliquons que les études sur les impacts directs des polluants présents dans le brouillard de décembre 1951 auraient impliqué une mesure systématique des polluants, qui n’avait pas encore été mise en place.

Des études “météorologiques” mal armées théoriquement et peu équipées instrumentalement

La qualité de l’air : une problématique scientifique très marginale

Dans les deux premiers tiers du XXe siècle, les sciences de l’atmosphère sont désignées sous le terme de « météorologie » – parfois divisées en deux champs : la météorologie de la basse atmosphère, qui se décline en climatologie, météorologie dynamique et prévision du temps, et la météorologie d’altitude, nommée aérologie ou aéronomie (deux termes qui ne sont pas toujours synonymes). Dans les années 1950, ces sciences consacrent une part marginale de leur activité à étudier les échanges physicochimiques entre milieux à l’échelle globale (domaine qu’étudient des géophysiciens et géochimistes sur des temps très longs), la couche d’ozone et les changements climatiques d’origine anthropique aux échelles locales et globales (la plupart des scientifiques les pensent négligeables par rapport aux dynamiques naturelles), mais également les pollutions de l’air local et régional (Robert Angus Smith dans les années 1860-70 et Arie Haagen-Smit dans les années 1950 faisant figure de précurseurs). Ces études, qui relèveront respectivement des sciences du système Terre, de la science de l’ozone stratosphérique, de la science du changement climatique et de la physico-chimie troposphérique (i.e. la basse atmosphère) à partir des années 1970-80, se trouvent alors à l’état de simples esquisses, même aux États-Unis, en URSS et en Europe du nord et de l’ouest29.

Ainsi, en France, l’étude de l’atmosphère suscite certes de nombreuses innovations techniques au début des années 1950. C’est le cas en particulier dans le champ d’étude sur la visibilité aérienne et les conditions d’atterrissage, comme en témoignent les encarts publicitaires publiés au début du premier numéro de 1954 dans la Météorologie consacré à “La météorologie aéronautique” (voir Figure 2)30. Mais très rares sont alors les travaux sur l’atmosphère consacrés à la qualité de l’air.

Le constat est vrai au sujet des travaux d’ingénieurs, qui dominent le champ des études sur la troposphère, mais aussi au sujet des travaux de chercheurs plus académiques. Bien que publiant des articles d’auteurs très divers – ingénieurs-physiciens « de la météorologie » (les plus représentés), ingénieurs-statisticiens, médecins, physiciens et géophysiciens de la recherche publique, ingénieurs d’Électricité de France (qui possède notamment un Service des études et des recherches hydrauliques qui étudie la pluviométrie), militaires, pilotes d’avions, etc. –, la Météorologie est la revue académique française de référence en matière de recherche sur l’atmosphère (publiée par la Société météorologique de France) ; or, celle-ci ne consacre aucun article aux pollutions de l’air dans la première moitié des années 1950. On pourra se rendre compte des thématiques traitées dans la revue au cours des mois précédant et suivant le brouillard parisien de décembre 1951 en consultant les sommaires des numéros d’octobre-décembre 1951 (n° 24) et de janvier-mars 1952 (n°25) :

Enfin, quand la problématique de la qualité de l’air affleure dans la revue la Météorologie en 1955, elle reste très marginale :

Quatre ans plus tard, en 1959, lorsqu’est créée la revue Pollution atmosphérique, qui consacrera l’essentiel de ses articles à la problématique (voir infra), celle-ci n’est toujours pas devenue un sujet central de la Météorologie, loin s’en faut :

Avant 1954, les moyens matériels et humains consacrés à l’étude de la pollution de l’air parisien sont dérisoires

Au début des années 1950, les savoirs physico-chimiques sur la troposphère restent très limités. Or, comprendre la formation et la composition d’un smog de nature particulaire, tel qu’il est possible qu’il se soit produit en décembre 1951 à Paris, implique de savoir modéliser (au sens large) de manière satisfaisante les dynamiques de transport et de dispersion des polluants, les transformations physico-chimiques des polluants dans l’atmosphère, ainsi que le phénomène d’inversion de température, encore mal documenté à l’époque. Ce phénomène est connu des scientifiques d’alors, ainsi que le rôle qu’il joue en hiver dans la formation de brouillard gorgé de polluants, qu’il « plaque » près du sol31 . Mais au tournant des années 1950 et même jusqu’à la fin de la décennie, la formation d’une inversion de température est mal comprise, ainsi que sa contribution au phénomène de smog particulaire32.

La carence en connaissance météorologique, critique sur le volet théorique, l’est plus encore sur le volet des mesures physico-chimiques in situ. Au début des années 1950, les scientifiques se heurtent encore à d’importantes difficultés instrumentales, qui les empêchent de mesurer convenablement certains polluants déjà identifiés comme incontournables : particules liées aux combustions de bois, particules liées aux combustions de charbon (dont bien sûr le dioxyde de soufre, dont les sources sont diverses, dépassant largement le cadre des seules combustions de charbon), composés organiques volatiles (qu’A. Haagen-Smit commence à mesurer de manière systématique en Californie à cette époque). De surcroît et surtout, il n’existe pas de station de mesure de la pollution fixe pérenne de la pollution de l’air – et donc moins encore de réseau de mesure. C’est seulement en 1954 qu’on en voit naître une ébauche. Il s’agit en effet de la date des premières mesures systématiques d’« acidité globale de l’air », i.e. de CO2, et d’« acidité forte de l’air », i.e. d’« anhydride sulfureux » ou SO2, et des mesures de concentrations « des fumées, ou poussières fines » effectuées par le Laboratoire d’hygiène de la Ville de Paris (LHVP ; créé en 1910), à la tour Saint-Jacques, dans le cœur de Paris. Mi-1956, une dizaine de stations auront été installées dans Paris intra muros et la proche banlieue, puis une centaine de stations en 196733.

Un autre laboratoire joue à l’époque un rôle central dans la construction d’une première science des pollutions de l’air « moderne » à la française : le Laboratoire municipal de la préfecture de police (LMP ; créé en 1878 sous le nom de Laboratoire municipal de chimie de la Préfecture de police de Paris34 ). Comme au LHVP mais en misant sur des campagnes de mesures plutôt que sur un réseau de mesure, il faut attendre le milieu des années 1950 pour que le LMP réalise des études aptes à appréhender la distribution géographique et la variation saisonnière des polluants atmosphériques.

L’essor de ces deux laboratoires tient à des dynamiques internes mais aussi et surtout, au dire de ses chercheurs, à un événement international de premier ordre : le Great smog de Londres de décembre 1952. Alors que l’épisode de smog particulaire de Donora ’48 était passé relativement inaperçu en Europe, celui de Londres ’52 fit entrer l’Europe dans une nouvelle ère en matière de lutte pour la qualité de l’air, provoquant un double électrochoc dans les grandes villes et les pays européens. Premièrement, l’évènement fut un choc médiatique, politique voire anthropologique, avec ses citadins aveuglés, suffoquant, confinés et ses chiffres de mortalité en hausse, qui poussèrent à des mesures exceptionnelles de fermetures provisoires des usines puis d’aides aux ménages pour changer leurs appareils de chauffage, etc., et à qualifier la qualité de l’air non plus comme un problème gérable au cas par cas mais comme un problème de santé publique. Deuxièmement, le ‘pea-soup fog de Londres ’52 révéla le déficit de compréhension des inversions de température hivernales, et plus encore la nécessité de développer intensivement les réseaux de mesure de qualité de l’air urbain, tels qu’ils étaient alors initiés en Californie (pour des smogs très différents, non pas particulaires comme à Londres ou Donora, mais photochimiques).

En résumé, la contribution des pollutions anthropiques au brouillard de Paris en décembre 1951, qu’elle qu’ait été son ampleur, ne pouvait que passer sous les radars des météorologistes-physiciens et des médecins-chimistes, qui réalisaient uniquement de rares mesures ponctuelles des polluants. La compréhension de ce phénomène atmosphérique au moment de son avènement et dans les années qui ont suivi doit être replacée dans un contexte où la science des pollutions de l’air urbain était aux mains de services techniques des administrations publiques peu équipés, dans un contexte de faible intérêt politique pour la problématique de la qualité de l’air. Nous nous trouvons dans l’ère de l’avant-catastrophe de Londres ’52. C’est cet événement, qui revient sans cesse en introduction des communications des scientifiques qui s’intéressent à la qualité de l’air urbain en France dans les années 1950, qui va stimuler, plus que tout autre facteur (dynamiques internes des sciences de l’atmosphère, intérêt des ministères et des administrations locales, rapports précoces de l’OMS, etc.), le champ d’études sur les polluants de l’air (à défaut de provoquer des réponses politiques rapides), et qui va en particulier inciter les scientifiques du LHVP et du LMP (puis d’autres dans la foulée) à mesurer les polluants de l’air extérieur à accélérer leurs programmes de mesure sur les polluants de l’air. Et non, comme on aurait pu le penser, les plaintes de citadins : celles-ci sont rares35.

Dès lors, se posent les questions suivantes : quand et par qui le brouillard parisien de 1951 fut-il requalifié pour la première fois en pollution anthropique dans les littératures académique et experte, puis fut-il mobilisé par le législateur et des associations pour appeler à de nouvelles mesures et à de nouvelles lois ?

Les requalifications tardives et rares des brouillards de l’hiver 1951 en événement de pollution

La création d’une communauté d’étude de la qualité de l’air en France au milieu des années 1950

Les années 1950 ne sont pas tant marquées par la prise en main de la problématique de la qualité de l’air par les citoyens (ceci presque exclusivement pour protester contre des sources de pollution uniques et fixes), que par la naissance et l’affirmation de groupes d’experts. Ceux-ci collaborent ou s’affrontent sur le sujet, non pas tant dans une logique d’éducation populaire que pour « peser dans le sens d’une législation spécifique à la pollution de l’air » (qui viendra à l’échelle nationale en 1961 avec le vote d’une nouvelle loi portant sur la pollution atmosphérique, trois décennies après la dernière datée de 1932). Outre les « deux laboratoires d’hygiène de la capitale » que nous avons indiqués, il faut bien sûr mentionner la Météorologie nationale, ainsi que la Commission interministérielle d’étude des pollutions au ministère de la Santé publique instaurée en 1954. Mais d’autres acteurs sont incontournables : d’un côté, des regroupements de grands industriels comme le Centre d’étude des charbonnages de France et le Comité d’action technique contre la pollution atmosphérique (CATPA), ce dernier créant en 1961 « une structure de mesure et d’expertise », le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (CITEPA) ; de l’autre côté, des groupes d’« hygiénistes », qui créent en juin 1958 l’Association pour la prévention de la pollution atmosphérique (APPA)36.

Dès 1959, l’APPA publie le premier numéro (janvier-mars 1959) de sa revue Pollution atmosphérique (qui reste aujourd’hui l’unique revue française à comité de lecture consacrée exclusivement à la qualité de l’air). Celui-ci se présente comme un plaidoyer « pour plus de science », et surtout « pour plus de mesures » en matière de qualité de l’air. Mais il atteste aussi dans le même temps des progrès importants réalisés depuis le milieu des années 1950 en matière de science des pollutions industrielles et domestiques. Ainsi en va-t-il au sujet des émissions automobiles, auxquelles le directeur du LMP de 1941 à 1964, Henri Moureu (également membre de l’Académie des Sciences), consacre un article37. Outre les « circonstances atmosphériques » routinières, le premier numéro de Pollution atmosphérique analyse aussi à la marge des événements plus exceptionnels, tels que les grands brouillards urbains qui nous intéressent ici. Il est désormais coutume de mesurer les « poussières » au cœur de ces brouillards. Ainsi, l’« Ingénieur général » A.P. Avy, directeur-adjoint de l’Institut national de recherche chimique appliquée (Paris 4e), rapporte que des analyses effectuées « à Paris en février 1959 » par un « temps de brouillard prolongé » ont montré que « la teneur en poussières dans la ville [avait été multipliée] par 4 ou même localement par 20 »38. Les « poussières », i.e. les aérosols, sont ici désignées de manière générique, sans discriminer la part naturelle et la part anthropique ; toutefois, ce n’est pas le phénomène météorologique mais l’aspect sanitaire qui motive l’article d’A.P. Avy, qu’il intitule « les principes de base concernant les études et la prévention de la pollution atmosphérique ».

La première requalification du brouillard en smog en 1959, dans la revue Pollution atmosphérique

La première occurrence d’une requalification du brouillard parisien de décembre 1951 en smog apparaît dans le numéro suivant de la revue (avril-juin 1959). Dans un article intitulé « Intervention des facteurs météorologiques dans la pollution atmosphérique », l’« Ingénieur en Chef à la Météorologie Nationale » Léopold Facy décrit « des situations météorologiques à pollution généralisée », qu’il définit comme :

des « accumulations de haute concentration de la pollution pendant de longues périodes de calme prolongé, lors des situations d’inversion [de température] à vents faibles. »

Celles-ci « sont responsables des catastrophes ayant ému ces dernières années les pouvoirs publics dans différents pays ». Mais, poursuit L. Facy, les conditions météorologiques « favorisant ces pollutions anormales » sont « fort heureusement […] extrêmement rare[s] ». Il n’en cite que trois :« l’accident de la vallée de la Meuse [fin 1930,] qui fit plusieurs centaines de victimes » ; « le smog de Londres du 5 au 9 décembre 1952 qui fit 4 000 morts » ; et donc, pour finir, de manière beaucoup plus étonnante, « les brouillards de Paris du 10 au 22 décembre 1951 ». L’auteur associe même à ces derniers une mortalité, affirmant que, pendant la période indiquée :

« le nombre de décès augmenta de 25% par rapport à la moyenne hebdomadaire normale de la même saison ».39

L’auteur ne cite pas sa source, hélas, et nous ne l’avons pas retrouvée. Quoiqu’il en soit, pour la première fois à notre connaissance, le brouillard francilien de décembre 1951 se retrouve décrit ici :

1/ comme un événement aux impacts sanitaires directs sur l’homme ;

2/ comme un phénomène météorologique spectaculaire, non pas explicitement en raison de l’opacité du brouillard, mais du fait de l’« inversion de température », qualifiée de « considérable ».

« Au sommet de la Tour Eiffel, écrit L. Facy, on enregistrait 14° centigrades [, contre des] températures au sol […] très voisines de 0° avec des vents calmes ou très faibles (2 mètres par seconde) pendant toute cette période »40

Température et humidité en décembre 1951, d’après L. Facy dans le numéro 2 de Pollution atmosphérique.

On enregistrait un nouveau pic d’inversion le 19 décembre, avec 19° au sommet de la Tour Eiffel contre 3° sur le Champ de Mars.

3/ comme un événement provoqué, semble-t-il, par une pollution anthropique. L’auteur ne le dit pas explicitement, mais les brouillards de la vallée de la Meuse en 1930 et de Londres en 1952, auxquels celui de Paris 1951 est comparé, étaient identifiés de tous à l’époque comme des smogs. De plus et surtout, l’objet « pollution atmosphérique » dont l’auteur traite dans son article désigne « les produits dangereux rejetés par l’activité industrielle de l’homme »41. En revanche, nulle mesure de polluant atmosphérique n’est donnée au sujet de Paris, ce qui semble confirmer, de nouveau, le déficit criant de mesures d’alors.

Plusieurs communications du tournant des années 1960 relaient cette triple description, avec des chiffres parfois différents toutefois. Par exemple, dans le numéro 5 de Pollution atmosphérique (janvier-mars 1960), Louis de Saint-Rat, « Inspecteur général honoraire des Établissements classés du département de la Seine », écrit : 

« La région parisienne n’a pas jusqu’à maintenant connu d’alertes sérieuses ; la seule alerte méritant d’être signalée est celle du 10 au 23 Décembre 1951, au cours de laquelle la mortalité s’accrut de 20% »42

L’estimation relayée par l’auteur, qui ne cite pas sa source, est donc inférieure à celle de L. Facy (25 %).

Le rôle mineur des brouillards des années 1950 dans la politisation, réelle, de la qualité de l’air au cours de la décennie

Toutefois, non seulement la requalification de l’épisode de brouillard de décembre 1951 en smog a été tardive (en 1959 semble-t-il, donc), mais elle a joué un rôle mineur dans la politisation de la pollution atmosphérique à Paris et en France. C’est également le cas des deux autres grands brouillards hivernaux de la décennie, ceux de 1953-1954 et 1955-1956, au sujet desquels il n’existe pas non plus d’étude instrumentale conséquente. Notre connaissance est nécessairement lacunaire, mais elle est en tout cas suffisante pour affirmer que les brouillards urbains des hivers 1951-1952, 1953-1954 et 1955-1956 ne furent pas utilisés de manière décisive pour justifier les reconfigurations institutionnelles, industrielles et métrologiques entreprises au nom de l’atténuation des pollutions de l’air au cours des décennies 1950-60, ni postérieurement.

Ceci doit être imputé avant tout au fait que ces brouillards n’ont inspiré ni étude météorologique ni étude épidémiologique significatives. En ce qui concerne les études quantifiant les pollutions de l’air, elles étaient limitées de manière générale, au sujet des événements de brouillard et au-delà, ainsi que nous l’avons expliqué43. Nous restons cependant quelque peu étonné par la faible occurrence des brouillards urbains dans la littérature météorologique des années 1950, alors qu’il était déjà formellement établi que ceux-ci pouvaient constituer des événements de pollution remarquable. Par ailleurs, il nous apparaît encore plus surprenant que de tels événements n’ont suscité aucune étude épidémiologique significative, contrairement par exemple à Donora ’48 et Londres ’52. La réponse à cette énigme est peut-être à trouver du côté de la nature des études sanitaires sur les pollutions de l’air en France dans les années 1950, puisqu’elles semblent se trouver aux mains des toxicologues plutôt que des épidémiologistes. Il s’agit là d’une piste de travail parmi d’autres, que nous aimerions explorer dans un avenir proche.

Conclusion

Ce billet, consacré en apparence au brouillard francilien de décembre 1951, a été un prétexte pour décrire les prémices d’un bouleversement profond du rapport des habitants de l’agglomération parisienne à leur air. Cette mutation consistera, au cours des décennies 1950-1980 et surtout des décennies 1990-2000, à délaisser largement la peur de l’épidémie microbienne et virale pour celle des gaz et particules non-infectieux issus des cheminées et des pots d’échappement, et à appréhender l’air de plus en plus par le truchement des expertises scientifiques. Il s’agit d’un mouvement qui dépasse évidemment le territoire francilien, et que nous documenterons plus spécifiquement, plus internationalement et plus en détail dans un prochain texte. 

Au fil de notre enquête, nous avons par ailleurs rencontré des aspects de l’air et du ciel franciliens qui mériteraient d’être analysés finement sur le moyen terme (par exemple des années 1950 à aujourd’hui), à la fois pour eux-mêmes et dans leurs associations à la problématique de la qualité de l’air. Nous pensons en particulier à la place des arbres et des espaces verts, aux fluctuations des propriétés optiques de l’atmosphère (qui ne sont pas intéressantes uniquement parce que responsables de difficultés dans les trafics aérien et routier), aux usages des hauteurs (ainsi, le LHVP dispose des instruments de mesure de pollution de l’air au sommet de la tour Saint-Jacques puis sur diverses toitures et terrasses), ou encore à la pollution sonore.

Régis Briday

Image d’en-tête : E. Atget, Les quais en hiver, Ile de la Cité, 4e arrondissement, Paris, 1923 (Musée Carnavalet, Histoire de Paris – PH3807) – CCØ  Paris Musées / Musée Carnavalet

  1. L. Lestel, « Pollution atmosphérique en milieu urbain : de sa régulation à sa surveillance », Pollutions atmosphériques, transport et agriculture, H.S. 15, 2013. []
  2. Ce « nous de modestie » est ici aussi un « nous collectif » : j’associe Catherine Radtka au travail d’archives mobilisé dans cet article. []
  3. Les guillemets associés aux titres et fonctions des acteurs indiquent qu’il s’agit de ceux définis dans les travaux cités. []
  4. L. Facy, « Intervention des facteurs météorologiques dans la pollution atmosphérique », Pollution atmosphérique, n° 2, avril-juin 1959, p. 41-54. []
  5. Le Parisien libéré, 18/12/1951 []
  6. le Parisien libéré, 19/12/1951 []
  7. Comme c’est toujours le cas aujourd’hui, Le Monde était un journal du soir et paraissait daté du lendemain. []
  8. Le Monde, 19/12/1951 – archives du quotidien le Monde en ligne []
  9. Le Monde, 20/12/1951 []
  10. Le Parisien libéré, 20/12/1951 []
  11. Le Monde, 21/12/1951 []
  12. En revanche, les installations aéroportuaires permirent de maintenir un trafic postal sans accident. À la fin de l’événement, le journal le Monde se réjouit d’ailleurs du « bon fonctionnement de nos installations » aéroportuaires en cas de brouillard. L’article, intitulé “Le trafic redevient normal sur les aéroports”, expliquait : « Pendant près de trois jours un seul appareil s’était posé à Orly. Au Bourget, les appareils de l’aviation postale avaient poursuivi régulièrement leur service : avec 6 mètres de plafond et 120 mètres de visibilité horizontale, les pilotes ont toujours atterri de façon impeccable. Il est d’ailleurs à noter que nos aérodromes peuvent, même par visibilité nulle, amener au sol les appareils munis d’un équipement radioélectrique suffisant. Si l’atterrissage est interdit aux appareils commerciaux lorsque le plafond est de moins de 50 mètres et la visibilité horizontale de 500 mètres, c’est que les règlements veulent écarter absolument tous les risques. » cf. Le Monde, 21/12/1951 []
  13. Le Monde, 21/12/1951. []
  14. Le Monde, 24/12/1951 []
  15. Le site d’Aéroports de Paris donne une chronologie de l’augmentation du trafic à travers le nombre de passagers accueillis au fil des ans : en 1952, l’aéroport de Paris-Orly accueillait 1,2 millions de passagers, et Paris-Le Bourget presque la moitié de ce chiffre. En 1962, Orly recevra 3,4 millions de visiteurs. En juin 1965 sera créé l’aéroport de Paris-Nord à Roissy. À la fin de l’année 1965, le terminal Sud de Paris-Orly approchera les 6 millions de passagers, puis atteindra en 1969 la barre des 9 millions de passagers. Le trafic croîtra alors de plus de 15% par an. Avant la crise du COVID, le nombre de passagers avait franchi la barre des 100 millions (Paris Aéroport a accueilli 108 003 056 passagers en 2019). []
  16. Quant au premier numéro de l’année 1954 de la Météorologie consacré à « La météorologie aéronautique (Visibilité et condition d’atterrissage) », il ne mentionne pas l’événement de décembre 1951. Pourtant, écrit J. Olivier, « ingénieur des Ponts et chaussées, Lyon » : « malgré tous les efforts qui ont été consacrés et malgré l’importance des équipements auxquels il donne lieu, c’est incontestablement l’atterrissage sans visibilité qui reste le problème-clef de la Navigation Aérienne », cf. La Météorologie, janv.-avril 1954, p. 19. []
  17. Nous pouvons affirmer cette absence grâce à une recherche effectuée dans Gallica. Rien non plus dans les archives du laboratoire de chimie de la Préfecture de police de Paris que nous avons consultées. Les autres archives de la Préfecture restent à étudier. []
  18. Le Monde, 20 12/1951 []
  19. Le Monde, 20/12/1951 [] []
  20. Dans la presse et dans les comptes-rendus du Conseil municipal et du Conseil de la Seine des années 1950, les thématiques hégémoniques sont le dépérissement des arbres et l’aménagement de nouveaux espaces verts, parfois associés à la question épidémique, et dans une moindre mesure la pollution sonore (notamment celle due aux moteurs et avertisseurs sonores). Les effets directs des particules et des gaz anthropiques sur la santé humaine sont très rarement évoqués. []
  21. Paris-journal, 27/05/1958 []
  22. Dépêche du journal Paris-journal du 27 mai 1958 rédigée par Maurice Cazaux, découpée par un membre du LMP et conservée dans les archives de la Préfecture de police de Paris. []
  23. Au début des années 1950, les virus et les bactéries sont encore au centre des discussions sur la qualité de l’air et, bien sûr, sur la qualité de l’eau. Cette dernière reste plus scrutée que la qualité de l’air. Comme l’a montré Stéphane Frioux au sujet de Lyon et de Paris, jusqu’aux années 1960 au moins, les principales reconfigurations urbanistiques faites en lien avec la salubrité publique concernent les déchets et l’eau. C’est la peur de l’épidémie qui domine (le choléra, la fièvre typhoïde) : dans la lignée de Pasteur, on considère toujours que les épidémies sont le produit d’ingestions plutôt que d’inhalations, cf. S. Frioux, Les batailles de l’hygiène. Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, Paris : Presses universitaires de France, 2013. []
  24. H. Berg, « La biométéorologie et l’homme », La Météorologie, n° 41, janv.-mars 1956, p. 1-20, cit. p. 1). Mais c’est bien la question des effets directs induits par les gaz et particules anthropiques qui mobilise déjà la plupart des spécialistes travaillant sur la qualité de l’air – des médecins-chimistes principalement. En effet, un changement majeur dans l’appréhension scientifique de la qualité de l’air s’est produit entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle : le passage d’un paradigme dominant des miasmes, puis des microbes et des virus, c’est-à-dire d’un paradigme infectieux (ou épidémique) de la qualité de l’air, à un paradigme dominant non-infectieux, centré sur l’étude des effets des particules et des gaz sur les systèmes pulmonaire et cardiovasculaire. Cette tendance s’accélérera au cours des décennies 1950-60 pour plusieurs raisons. D’abord, il y a les évolutions générales de la science médicale, qui diversifie son étiologie des maladies dites exogènes ou environnementales jusqu’alors très fortement concentrées sur l’étude des microbes et des virus ((Nous insistons néanmoins sur le fait que l’essor des études cardiovasculaires et pulmonaires – et par ailleurs l’essor des études sur d’autres pathologies qualifiées d’environnementales (atteintes du système immunitaire, maladies neurologiques et neurodégénératives, perturbations du système hormonal et de reproduction), etc., qui nous intéressent moins ici – n’a évidemment pas supprimé le paradigme infectieux. Aujourd’hui, les causes des maladies sont même souvent comprises comme pouvant être à la fois infectieuses et non infectieuses, et même plus généralement multifactorielles, avec une part de facteurs endogènes et une part de facteurs exogènes. Ainsi, les cancers, qui peuvent avoir pour origine conjointe l’hérédité (facteur endogène), les virus et l’environnement physico-chimique (facteurs exogènes). []
  25. Citons ici par exemple la production d’images de haute qualité des artères coronaires à partir de la fin des années 1950 (e.g. par l’équipe de F. Mason Sones à Cleveland), qui ouvrit la voie à des diagnostics plus précis des maladies coronariennes. []
  26. voir Figure 1 []
  27. Le nombre d’études épidémiologiques et toxicologiques sur les polluants de l’air non-infectieux explosera seulement au cours des années 1990, aboutissant notamment à la reconnaissance par l’OMS du caractère cancérigène de certaines particules de l’air urbain à la fin de ladite décennie. []
  28. La caractérisation et la temporalité de ce changement de paradigme mériteraient un travail approfondi, qui n’existe pas à notre connaissance. En outre, le paradigme infectieux a récemment regagné du terrain dans la littérature scientifique sur la qualité de l’air, à la faveur de la montée en puissance de la problématique des allergies dans les années 2000 puis de l’épidémie de COVID-19. []
  29. R. Briday, Une histoire de la chimie atmosphérique globale. Enjeux disciplinaires et d’expertise de la couche d’ozone et du changement climatique, thèse de doctorat en Sciences sociales, spécialité « Histoire des sciences et des techniques », Paris, École des Hautes Etudes en Sciences Sociales / Centre Alexandre Koyré, 2014, 728 p. []
  30. Le titre complet donné à ce numéro est “Numéro spécial consacré à la météorologie aéronautique (Visibilité et Conditions d’Atterrissage)”. On notera également que si la revue traite d’autres événements météorologiques extrêmes récents (« une chute de grêle exceptionnelle », « l’été sec et chaud à Ganges (Hérault) [en 1952] », etc.), elle n’écrit pas une ligne au sujet de l’épisode de brouillard de décembre 1951, ce qui confirme que celui-ci ne fut donc pas un événement météorologique de premier ordre. De même, l’événement de 1951 n’a donné lieu à aucun article académique dans les revues internationales qui sont recensées dans la base de données JStor, et nous n’avons pas trouvé non plus de trace de telles publications sur le web sur le moteur de recherche de Google. Nous précisons toutefois que la probabilité de telles publications était maigre, dans la mesure où la petite communauté d’étude française sur les pollutions atmosphériques était faiblement intégrée dans le réseau de la recherche internationale, alors largement dominée par les États-Uniens et les Britanniques, et dans une moindre mesure par les Soviétiques, les Allemands, les Suédois, les Canadiens et les Japonais ; sur ce point voir R. Briday, op. cit. []
  31. Nous n’avons pas trouvé de mention faite de l’inversion de température qui aurait occasionné le brouillard de décembre 1951 à Paris avant 1959 (voir Partie IV). Nous avons en revanche trouvé une note intitulée « Contribution à l’étude de la pollution atmosphérique de Paris », conservée aux archives du Service parisien de la Santé environnementale, qui date vraisemblablement du milieu des années 1950. Un spécialiste y explique que l’accroissement des taux de CO2 à Paris en 1954 « est due à un accroissement de la pollution atmosphérique à Paris aussi bien en été qu’en hiver », avec un pic « plus important en hiver par suite des conditions plus favorables à des inversions de temps [i.e. des inversions de température]. » Sur ce document, voir aussi la note 12 du billet “Surveillance de la pollution atmosphérique par le laboratoire d’hygiène de la Ville de Paris”. []
  32. La Météorologie, numéros des années 1948 à 1960, consultables sur Gallica. []
  33. A. Besson, L. Coin et J. Pelletier, “Contribution à l’étude la pollution atmosphérique”, Bulletin de l’Académie nationale de médecine, séance du 4 décembre 1956, p. 602-603, et L. Lestel, art. cit. Sur le LHVP, voir le billet “Surveillance…” déjà cité. []
  34. En 1968, au moment de l’entrée en vigueur du décret de réorganisation administrative de la région parisienne créant les trois départements de la petite couronne de Paris, le Laboratoire municipal de chimie de la Préfecture de police sera renommé Laboratoire central de la Préfecture de police. Mais il conservera les mêmes attributions. []
  35. Elles ne semblent pas significativement en hausse au début des années 1950, d’après nos premières enquêtes dans des fonds matériels de la Ville de Paris et sur Gallica au sujet du département de la Seine. []
  36. S. Frioux, « Genèse et application de la loi de 1961 sur la pollution atmosphérique »Histoire@politique, n° 43, janv.-avril 2021, dossier « Territoires, politique et pollution ».). Stéphane Frioux a montré que l’opposition entre ces deux « camps » était structurante au cours des débats préparatoires de la loi de 1961, tout en ne les opposant pas de manière manichéenne ((Ainsi, à ses débuts en 1961, écrit S. Frioux, le CITEPA est plutôt aligné sur la position des industriels qui cherchent à limiter le champ d’application des lois anti-pollutions. Mais les rapports entre CITEPA et APPA ne sont pas uniquement des rapports conflictuels et antagoniques. Comme le signale S. Frioux lui-même, des dirigeants de l’APPA figurent « dans le comité scientifique du CITEPA. Et le directeur du CITEPA, Jean-Paul Detrie, publie régulièrement dans la revue de l’APPA. » En outre, il y a des logiques de filières énergétique à l’œuvre : lorsque les « hygiénistes » – dont plusieurs d’entre eux appartiennent à l’Institut national d’hygiène (ancêtre de l’INSERM) – créent l’APPA en 1958, celle-ci est « dirigée par des médecins, mais soutenue par des intérêts économiques puissants, comme Gaz de France, concurrent direct du secteur charbonnier pour l’approvisionnement énergétique ». Cf. S. Frioux, “Genèse…”, art. cit. []
  37. H. Moureu, « Sur le microdosage par spectrographie infrarouge de l’oxyde de carbone dans le sang et sur quelques enseignements recueillis relativement à l’oxycarbonémie d’habitants d’une grande ville », Pollution atmosphérique, n° 1, janv.-mars 1959, p. 17-28. []
  38. A.P. Avy, « Les principes de base concernant les études et la prévention de la pollution atmosphérique », Pollution atmosphérique, n° 1, janv.-mars 1959, p. 11-16, cit. p. ii & 15 []
  39. L. Facy, “Intervention des facteurs météorologiques dans la pollution atmosphérique”, Pollution atmosphérique, n° 2, avril-juin 1959, p. 41-54, cit. p. 48 et p. 50. []
  40. L. Facy, art. cit., p. 50. []
  41. L. Facy, art. cit., p. 41. []
  42. L. de Saint-Rat, « La pollution de l’atmosphère. Ses divers aspects. Sa réglementation », Pollution atmosphérique, n° 5, janv.-mars 1960, p. 206-224, cit. p. 207. []
  43. La situation s’est améliorée quelque peu à la fin de la décennie 1950. Dans leur article paru dans le cinquième numéro de Pollution atmosphérique (janvier-mars 1960), « M. le Docteur Coin », « Chef de Service du LHVP », et « M. Pelletier », « ingénieur, Chef de la Section d’Hygiène des atmosphères au LHVP » proposent des analyses statistiques des cycles mensuels, hebdomadaires et journaliers du CO2, du SO2 et des « fumées » ou « poussières », i.e. des aérosols. Toutefois, signalent-ils, les instruments de mesure représentent un coût élevé – et « l’emploi généralisé des enregistreurs ou des prélèvements instantanées et simultanés en de nombreux endroits […,] un coût prohibitif en matériel et en personnel » (… exclu, donc), cf. L. Coin et J. Pelletier, « Les méthodes d’étude statistique dans la région parisienne », Pollution atmosphérique, n° 5, janv.-mars 1960, pp. 136-147, cit. p. 138-141 et 143. D’autres, nombreuses, publications de l’époque évoquent quant à elles les difficultés techniques qui subsistent pour réaliser des mesures robustes des polluants, en particulier de celui qui est alors généralement présenté comme le plus dangereux pour les plantes, les animaux et les hommes : le dioxyde de soufre (SO2, alors nommé généralement « anhydride sulfureux »). []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Catherine Radtka (27 novembre 2022). Brouillard sur le smog. Décembre 1951 : le Paris d’avant la création d’un réseau de mesure de la qualité de l’air – R. Briday. Ciels de Paris. Consulté le 11 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mdsk


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