Au cours du second semestre 2021, trois expositions présentées dans la capitale ont redonné à voir de multiples et magnifiques images de Paris.
La Fondation Henri Cartier-Bresson, le musée Carnavalet – Histoire de Paris et Paris-Musées ont organisé les deux expositions « miroir » Eugène Atget. Voir Paris 1 et Henri Cartier-Bresson. Revoir Paris2. Les musées d’Orsay et de l’Orangerie se sont quant à eux penché sur les débuts de la cinématographie et l’invention du spectateur moderne à travers l’exposition Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France, 1833-19073. La curiosité me poussa à aller y chercher des reflets du ciel parisien.
Ni Eugène Atget (1857-1927), ni Henri Cartier-Bresson (1908-2004) ne sont a priori des photographes du ciel parisien, des toits ou des monuments partant vers les hauteurs de la ville. L’un comme l’autre cependant explorent Paris. Pour le premier, la ville est l’objet d’un travail systématique, débuté en 1897. Le photographe réalise des milliers de photographies organisées en série dont les plus importantes sont Paris Pittoresques, Art dans le vieux Paris, Environs de Paris et Topographie. Attentif aux scènes de la vie urbaine, aux gens qui peuplent les rues et y travaillent, Atget est peut-être surtout connu pour les détails des rues du Vieux Paris, des hôtels particuliers ou des cours des quartiers populaires qu’il a mis en lumière. Pour Henri Cartier-Bresson, Paris est plus un port d’attache, un lieu photographié entre deux reportages. Images prises sur le vif dans la ville, reportages réalisés à l’occasion d’importants événements ou de rassemblements collectifs, mais aussi portraits sur commande dans l’espace urbain, la ville participe du décor mais elle est bien présente. À travers ceux qui l’habitent et défilent dans ses rues, elle s’anime. Après 1968, ce sont ses transformations architecturales et urbanistiques qui deviennent même le sujet des photographies. L’exploration de la ville se poursuit encore en changeant de médium, lorsqu’en 1974 H. Cartier-Bresson met de côté son appareil photographique pour reprendre le dessin.
Quel(s) ciel(s) verrait-on au travers des explorations parisiennes de ces deux observateurs attentifs de la vie et de l’architecture urbaine ? Sur nombre des clichés exposés, pris en intérieur ou cadrés serrés sur des détails architecturaux, souvent le ciel disparaît et on n’y distingue même pas ce « ciel de gélatine » sur le fond duquel Robert Desnos place les lieux voués à la disparition photographiés par E. Atget. Dans les extérieurs, le ciel s’invite dans la lecture de l’image lorsque les conditions météorologiques participent d’une ambiance brumeuse, froide, humide ; qu’elles créent des reflets et une atmosphère particulière sur lesquels se dégagent par exemple les silhouettes de Jean-Paul Sartre et Jean Pouillon4 , ou d’Alberto Giacometti5 . La météorologie, saisie par le photographe, a ici le même rôle évocateur qu’elle peut prendre sous la plume d’un écrivain, par exemple Léo Malet faisant déambuler son détective perdu aussi bien dans ses pensées que dans le brouillard baignant le 13e arrondissement parisien6 .
Quelques images d’E. Atget illustrent tout à la fois la sensibilité croissante du photographe aux effets atmosphériques ainsi que la possibilité de faire de la météorologie en ville un sujet photographique. Les photographies des quais de Seine en hiver se perdant dans le brouillard renversent l’ordre des éléments : de décor, le ciel par ses effets météorologiques passe au premier plan, alors que l’élément urbain devient décor. La vie en ville devient investie par ce ciel qui s’impose autant au photographe, qu’au spectateur ou au passant que l’on peut s’imaginer s’aventurant entre les gouttelettes de brouillard.

Enfin, quelques vues panoramiques de Paris réalisées par H. Cartier-Bresson donnent encore un autre point de vue sur le ciel. Cette fois, ce ne sont plus les conditions météorologiques qui sont marquantes. Parce que les images exposées qui adoptent ce cadrage couvrent la libération de Paris, le ciel y est un reflet de la violence qui s’exprime dans les rues. Les photographies du 25 août 1944 montrent ainsi des panaches de fumée noire qui s’élèvent au-dessus des toits parisiens, qui brouillent l’image de la tour Eiffel alors qu’au-dessus encore les nuages que l’on voit blancs peuplent aussi le ciel7 . Éléments naturels indifférents à ce qui se passent au sol et panaches résultant directement des combats sont ici mêlés dans un même ciel et si couleur et forme distinguent leurs origines, tous deux participent au paysage urbain que la vue panoramique, en oblique offre au regard du spectateur.
Le point de vue panoramique sur Paris et son ciel est celui de l’observateur qui s’élève au-dessus de la ville, qui monte sur les toits, au haut de la tour Eiffel, ou s’élève en ballon au-dessus de la ville. Cette élévation qui s’accompagne d’un élargissement du regard est explorée dans l’exposition Enfin le cinéma ! comme un des éléments qui transforment le regard du spectateur dans la seconde moitié du XIXe siècle et accompagne l’émergence de la cinématographie comme technologie et esthétique nouvelle. Les transformations de cette période ont en effet été déjà bien documentées par les études historiques de la vue aérienne8 . Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans l’exposition du musée d’Orsay des photographies de Nadar ou encore les “vues” Lumière Panorama pendant l’ascension de la tour Eiffel9 et Panorama pris d’un ballon captif10.
Cependant, dans cette exposition qui est aussi, comme le souligne Benoît Turquety dans son entretien avec les commissaires11, une « exposition sur la ville au tournant du XXe siècle, et particulièrement sur Paris », la très riche iconographie réunie montre un ciel urbain saisi pour ses aspects changeants et son animation, qu’elle soit due au vent comme dans le Coup de vent sur un pont de la Seine peint par Louis Anquetin en 1889, ou aux machines et usines qui y rejettent les fumées dont les peintres se saisissent pour emplir leurs toiles. Le mouvement, des nuages mais aussi des fumées et même de l’air, constitue un défi pour la représentation par les peintres, les photographes12 ou les cinématographistes13 au XIXe siècle14. Le ciel parisien se trouve ainsi au croisement de l’exploration de la ville et de la nature par les arts graphiques qui résonne pleinement avec le projet Ciels de Paris.
Catherine Radtka
Image d’en-tête : Félix Bracquemond, La locomotive, 1873, The Metropolitan Museum of Art, New York City, oeuvre dans le domaine public.
- Exposition Eugène Atget. Voir Paris à la Fondation Henri Cartier-Bresson du 3 juin au 19 septembre 2021. Commissariat : Anne de Mondenard, responsable du département Photographies et Images numériques, musée Carnavalet – Histoire de Paris et Agnès Sire, directrice artistique, Fondation HCB [↩]
- Exposition Henri Cartier-Bresson. Revoir Paris au musée Carnavalet du 15 juin au 31 octobre 2021. Commissariat : Anne de Mondenard, responsable du département Photographies et Images numériques, musée Carnavalet – Histoire de Paris et Agnès Sire, directrice artistique, Fondation HCB, avec la collaboration d’Aude Raimbault, conservatrice des collections, Fondation Henri Cartier-Bresson. [↩]
- Exposition Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France, 1833-1907 au musée d’Orsay du 28 septembre 2021 au 16 janvier 2022. Commissariat : Dominique Païni, commissairegénéral, Paul Perrin, conservateur pour la peinture au musée d’Orsay et Marie Robert, conservatrice en chef pour la photographie et le cinéma au musée d’Orsay. [↩]
- H. Cartier-Bresson, Jean-Paul Sartre sur le pont des Arts avec Jean Pouillon, 1945. Un tirage est conservé au Musée Carnavalet – Histoire de Paris. [↩]
- H. Cartier-Bresson, Alberto Giacometti, rue d’Alésia, 1961. Le Musée Carnavalet – Histoire de Paris et le musée d’Art moderne de Paris possèdent chacun un tirage. [↩]
- L. Malet, Brouillard au pont de Tolbiac, Robert Laffont, 1956. [↩]
- Une des images prises par H. Cartier-Bresson lors des journées des 22-25 août 1944 présentant un tel panorama peut être vue sur la page “The Liberation of Paris From Nazi Rule” de l’agence Magnum. [↩]
- M. Dorrian, F. Pousin (dir.) Vues aériennes. Seize études pour une histoire culturelle, Genève, MétisPresses, 2012 ; cf. aussi S. Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris, Seuil, 2014, p. 97-134. [↩]
- Vue Lumière n° 992, France, 1897. [↩]
- Vue Lumière n° 997, France, 1897-98. Cette seconde vue est réalisée à Lyon. [↩]
- “L’invention du spectateur moderne. Entretien entre Benoît Turquety, Dominique Païni, Paul Perrin et Marie Robert” in Enfin le cinéma ! Musée d’Orsay/Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2021, p. 34. Voir aussi dans cet ouvrage, Vanessa R. Schwartz, “Capitale. Pourquoi la France ? Pourquoi Paris ?”, p. 56-58. [↩]
- Quatre photographies d’Auguste Bertsch présentées dans l’exposition renvoient aux débats accompagnant la mise au point de procédés instantanés dans les années 1850. Ces photographies représentent la place Blanche et ses passants. Elles saisissent aussi des rejets de fumée. Les œuvres sont tirées des collections de la Société française de photographie et référencées Auguste BERTSCH & Camille d’ARNAUD, La place Blanche (affiche “Louis XI”), “M BERTSCH”, 1855. Papier salé d’après négatif verre au collodion, instantané (1/4 sec.), image21.4×18.1cm / support44.4×32.2cm. frSFP_0034im_EP_0003 ; La place Blanche (affiche “Louis XI”), “M BERTSCH”, 1855. Papier salé d’après négatif verre au collodion, instantané (1/4 sec.), image22.1×17.8cm / support44.4×31.1cm. frSFP_0034im_EP_0014 ; La place Blanche (affiche “Louis XI”), “M BERTSCH”, 1855. Papier salé d’après négatif verre au collodion, instantané (1/4 sec.), image21.4×18.4cm / support44.1×31.1cm. frSFP_0034im_EP_0015 ; La place Blanche (affiche “Louis XI”), “MM BERTSCH et ARNAULT, INSTANTANÉ”, 1855. Papier salé d’après négatif verre au collodion, instantané (1/4 sec.), image22.2×18.9cm / support42.3×30.3cm. frSFP_0034im_EP_0004. Dans sa thèse, André Gunthert les identifie comme “La Barrière blanche” et les inscrit dans les polémiques qui entourent la diffusion du “collodion instantané de Bertsch”, cf. A. Gunthert, La conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photographique en France (1841-1895), EHESS, 1999, p. 138-146 [↩]
- Vue Pathé Nuages [↩]
- Voir la présentation de l’exposition par Paul Perrin à laquelle nous renvoyons en fin de billet. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Catherine Radtka (4 janvier 2022). En quête de ciels parisiens dans trois expositions. Ciels de Paris. Consulté le 11 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mds8